La vie me brutalise.

Woman shadow behind translucent mirror.

Ma vie avec Mozart

Résumé 

À quinze ans, Éric-Emmanuel Schmitt est dépressif et songe à se suicider. C’est à ce moment qu’il entend par hasard les répétitions des Noces de Figaro, il reprend le goût à la vie. À travers les lettres qu’il écrit à Mozart, il renaît et explique ces petits plaisirs de la vie qu’il ne voyait pas quand il avait quinze ans. Ainsi, à chaque étape de sa vie, à chaque moment difficile, il demande conseil au musicien prodige qu’il considère comme l’un des plus grands artistes de tous les temps. À chaque fois, Mozart lui apportera réponse ou réconfort, ce qui ne fera que décupler l’admiration que l’auteur lui porte. Ce long dialogue permet donc à Schmitt de s’interroger, d’être rassuré, de repenser le monde, et finalement, d’y vivre mieux. (extrait de Wikipédia)

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Cher Mozart,

La vie me brutalise.

D’un côté elle me gâte, de l’autre elle me frappe. Dans les deux cas, je la subis comme une violence.

Apprends d’abord que j’ai rejoint ton camp, le camp des créateurs : me voici écrivain, publié, joué, traduit en de multiples langues. Le succès m’est tombé dessus sans que je l’attende, avant que je n’en rêve, m’offrant la chance de gagner mon pain avec mon art. Dès le mois prochain, je quitte l’université où j’enseigne la philosophie pour assumer le nouveau rôle qu’on m’a assigné, celui d’un jeune et brillant dramaturge.

En même temps, le destin a décidé que je ne me réjouirais pas de ce bonheur : on agonise autour de moi. Des êtres que j’aime sont atteints d’une maladie nouvelle, un virus qu’on attrape en faisant l’amour et qui désarme peu à peu le corps jusqu’à le rendre incapable de lutter contre les maux qui l’attaquent. On ne meurt pas de ce virus mais on en crève d’être devenu une citadelle privée de résistance.

Chaque génération connaît une guerre ; la nôtre n’aura eu qu’une épidémie. Notre défaite restera sans gloire. Sur les photos rappelant mes années d’études, je peux dorénavant tracer une croix sous plusieurs visages. Trente-quatres ans et déjà encerclé de fantômes…

Si au moins ces décès étaient prompts.

Au lieu de cela, les médecins, impuissants à enrayer l’érosion des défenses immunitaires, ne parviennent qu’à ralentir les maladies. Conclusion ? Ils allongent les agonies. Les patients sont condamnés à s’affaiblir, maigrir, perdre leurs cheveux, leurs muscles, leur vitalité, leurs capacités intellectuelles ; ils se voient infliger cette honte supplémentaire d’endurer une sénilité accélérée en attendant l’issue définitive. Que de temps laissé au découragement, à l’angoisse…

Je suis las, Mozart, si las. Les couloirs d’hôpitaux n’ont plus de secret pour moi, j’en sais les rites, les horaires, les odeurs, les bruits feutrés, le peuple infatigable des infirmières en galoches, les médecins fugitifs au front barré par les soucis, les chariots chromés avec leur bimbeloterie de médicaments inefficaces, les râles qui parfois s’échappent des chambres, les familles plombées qui stationnent devant la porte en craignant le malade ; je frissonne au moment où le jour glisse dans la nuit, quand l’angoisse va saisir les patients et qu’il faudrait se trouver auprès de chacun pour lui tenir la main, le bercer, lui raconter une histoire.

Même si je n’aime pas ce qui s’y déroule, j’aime l’hôpital car il est devenu un lieu d’amour.

Du coup, c’est lorsque je le quitte que l’énergie me manque. Le soir en gagnant mon appartement obscur, épuisé par les conversations que j’ai dû engager, trop fatigué pour ouvrir un livre, craignant d’allumer la radio ou la télévision qui vomiraient sur moi de nouvelles horreurs, je n’accède plus au repos. Sans doute ai-je peur de m’allonger, de prendre une position qui ressemble à celle des mourants… ou bien honte de survivre ? En tout cas, je ne sais quelle crispation m’interdit de me laisser aller et me tient éveillé jusqu’à l’aube, cet instant où le halo des réverbères s’estompe, les trottoirs passent du noir au gris, le rideau de fer se lève lentement au bistrot de l’angle pour attirer les premiers ouvriers qui cigarette au lèvres, viennent siroter au comptoir un café âcre ; alors je m’autorise à relâcher ma vigilance absurde et sombre quelques heures dans le sommeil.

Pourrais-tu m’envoyer un conseil ? As-tu réfléchi à cela ? Je suis persuadé de ne pas être l’unique individu à éprouver de la douleur mais elle me rend si impuissant et si désemparé que je me tourne vers toi.

Lettre extraite du livre d’Eric-Emmanuel Schmitt : Ma vie avec Mozart

9782226168207